Coquetels et orangeades
L'Art vivant présente en 1926, dans un article intitulé « Néophile au bar », une belle typologie du cocktail alors à la mode en France. Eugène Marsan (1882 - 1936), gastronome, journaliste droitier, « maraussien en dentelle » et membre du « Club des Grandes moustaches » reproduira en 1929 le texte dans son Savoir vivre en France et savoir s'habiller à la rubrique « Coquetel (sic) et orangeade ». La description n'a presque rien perdue de son actualité et présente à merveille les principales canons mixologiques. Le texte est un peu long mais se boit d'un trait...
«Néophile va au bar plutôt qu'au
café. La mode est encore plus forte que la grammaire. Elle commande
tout jusqu'au manger et au boire.
Contre les
boissons américaines, il règne une foule de préjugés mesquins. La
vérité est que la plupart sont exquises. Et la bouche n'est-elle
pas le meilleur juge en pareil cas ?
Quelquefois ce
sont d'anciens siffleurs d'absinthe, qui dénoncent avec scandale nos
étincelants mélanges, jusqu'au plus candide des roses, et
nos bars si amènes, avec leur [sic] bancs d'acajou, leur barre de
cuivre, leurs tonneaux vernis.
* * *
Les coquetels proprement dits sont essentiellement de savants dosages de liqueurs mêlées.
Les deux types sont le gin coquetel – deux cuillers à café de sucre, deux de curaçao, six gouttes d'angostuva, [sic] un verre à madère de gin – et le Manhatan – même sirop de sucre, même angostura, un tiers de verre à madère de whisky, un tiers de verre d'un bon vermouth. Le martini est un Manhattan où le whisky est remplacé par le gin.
Les liqueurs
sont remuées dans un gobelet à demi plein de glace en morceaux. Le
résultat est servi dans un verre dit à coquetel, parfois dans un
verre à bordeaux mousseline. Petites pailles.
Le
champagne coquetel est à part : une cuiller à café de sirop
de sucre, deux cuillers à café de curaçao rouge, six gouttes
d'angostura, un tiers seulement de glace dans le gobelet. On remplit
avec du vin de champagne. Grands verres. Zeste de citron. Grandes
pailles.
Le soda coquetel est une mauvaise
plaisanterie, comme son nom l'indique, un attrappe-nigauds. [sic] De
l'eau gazeuse et sucrée. Je range le derby-coquetel dans
l'autre série, dans la série des cobblers.
Il contient en effet, quatre belles fraises (fine champagne,
marasquin, sirop d'ananas, angostura) et c'est une addition de fruits
qui signale spécifiquement les cobblers. Grands verres.
Grandes pailles.
Le type en est le sherry
cobbler : une cuiller à bouche de sucre en poudre, un verre à
liqueur de cognac, un de curaçao, deux verres à madère xérès
pâle. Secouez avec la glace dans une double timbale. En principe, et
au moins, deux tranches d'orange dans le verre. Si possible, les
fruits de la saison.
Les deux coolers sont
modestes. Ginger ale ou cidre avec le jus d'un petit citron et du
sucre. Muscade rapée. Quelquefois un oeuf.
Les
crustas sont caractérisés par l'écorce d'un beau citron,
enlevée d'un seul tenant et qui garnit l'intérieur d'un verre à
bordeaux. Saint-Croix Crusta : deux cuillers à café de sirop de
grenadine, deux gouttes d'angostura, quatre gouttes de marasquin, un
verre de rhum. Ornez de fruits, servez. (...)
Les
Daisies sont définis par une addition d'eau de seltz, au
cognac, au gin, au rhum, au whisky de base. Le jus d'un demi-citron,
deux cuillers à café de sirop de sucre, une cuiller de cordial
d'orange, un verre de la liqueur, et la flotte gazeuse précitée
pour finir.
Les Egg Noggs sont constitués
par intervention de lait et d'œufs. Le roi de cette tribu est le
Baltimore: un jaune d'œuf, une cuiller à café de sucre,
muscade râpée, cannelle, et battre cela, fouettez, quatre morceaux
de glace, un verre de cognac, demi-verre de rhum, un verre de madère.
Puis le lait, et agitez. Grandes pailles.
Il ne faut
pas confondre les fixes avec les fizzes. Les premiers
tirent leur velours du sirop d'ananas, les seconds sont plus rêches.
Type de fix: le gin fix: demi cuiller à bouche de sucre en
poudre, un verre à liqueur de sirop d'ananas, un petit verre à
bordeaux du délicieux genièvre de Hollande. Eau de seltz. Battez.
On peut orner de fruits. Grandes pailles. Le cognac (qu'ils nomment
brandy), le rhum, le whisky, peuvent remplacer le genièvre. Type des
fizzes : le gin fizze : demi cuiller à café de sucre, jus de citron, gin anglais, eau de vichy. On boit vite.
Les Flips sont établis par l'incorporation d'un œuf battu,
avec une demi cuiller à bouche de sucre, dans un verre à madère de
cognac, de whisky, de xérès, de porto
(Brandy-whisky-porto-sherry-flip). On sert dans un verre à bordeaux
mousseline.
Les Juleps plaisent à la bouche
et aux yeux par leur menthe. Quelques branches de menthe fraîche
pressées dans un verre à madère de cognac de gin, de whisky. Le
gobelet de la préparation est plein de glace pilée. Les branches
vertes décoreront le verre, avec des fruits de saison, si l'on veut.
Deux grandes pailles en travers. Pour le champagne-julep on
remplit le gobelet de champagne frappé: deux tranches d'orange, six
grains de raisin.
Les sours sont des daisies
sans cordial d'orange. Les slings, ajoutent de l'eau fraîche
ou bouillante à l'une des trois liqueurs, cognac, gin, whisky: un
peu de muscade, un zeste de citron. Les smashes sont des
slings assaisonnés de menthe. Mais lorsqu'on arrive aux sangarees,
diable! Un portès, un slout, un porto ? Sucre et muscade... Nul ne
sait plus. On a perdu son latin. Les roses
finalement, qui ont aujourd'hui une telle vogue. Ils ne sont
peut-être pas aussi ingénus que leur nom. Car ils contiennent de la
liqueur de cerise ou du sirop de groseille, il est vrai, mais aussi
du vermouth et du gin. (...)
Pour fixer le sucre aux bords d'un verre à coquetel tout autour, rien n'est plus joli, toucher auparavant avec un peu de citron. »
Nunc est Bibendum....